Morondava | |
Au port un camion est stationné sur le quai. Peu à peu son chargement de cageots de bière vide est transféré sur le boutre. Il y a en a tellement que je me demande comment tout cela va pouvoir rentrer dans la cale de notre bateau long de 15 mètres. Quand l’avant veille, j’avais négocié notre passage vers le sud avec nos motos, car les pistes ne sont pas praticables en cette fin de saison des pluies, le capitaine ne m’avait pas informé du contenu du chargement. Le rendez-vous avait été donné pour l’embarquement des motos ce matin et nous voilà donc à attendre notre heure. Les motos sont finalement hissées au milieu du pont , entourées de plusieurs hauteurs de cageots. Il y en a tant que le pont a disparu. Le voyage promet d’être plutôt inconfortable à voyager assis sur les goulots de bouteilles de bière des casiers ! |
Un peu plus grande que la France,
la grande Ile de Madagascar ne compte que quelques milliers de km de bitume et sur la côte ouest où nous sommes, rares sont les pistes, sableuses et boueuses impraticables en saison des pluies, permettant de relier les villes et hameaux côtiers. La quasi-totalité du transport s’effectue à bord de pirogues à balancier et de ces « boutry » gros bateaux ventrus, goélettes bretonnes dont l’histoire à Madagascar remonte au 19 ème siècle. C’est précisément en 1847 qu’Albert Joaquim et ses deux frères, charpentiers de marine de Douarnenez, ont été envoyés par Napoléon 3, à la demande du roi Radama 2, pour apprendre aux malgaches à construire des bateaux de transports. Adaptés et modifiés au fil des ans, ils sont devenus plus ventrus pour transporter plus et ont perdu du tirant d’eau pour pratiquer le cabotage à une quinzaine de kms au large de cette côte ouest aux nombreux hauts fonds, aux mouillages dans les estuaires, plus abrités lors des passages de cyclones. De 2 m de tirant d’eau pour les goélettes bretonnes, elles sont passées à 1,20 m perdant alors une partie de leur navigabilité. La mission des frères Joaquim était d’apprendre aux malgaches à réaliser des bateaux de transports pouvant rallier Zanzibar, la Tanzanie et les Comores. Au fil des temps ces bateaux ne sont restés en activité que sur la cote Ouest de Madagascar où ils continent à assurer l’essentiel du transport à ce jour non concurrencés par un transport à moteur qui serait non rentable. |
L’appareillage étant prévu au milieu de la nuit,
nous
avons embarqué le jour pour aller nous positionner dans la rade face à
la sortie de l’estuaire et attendre le point haut de la marée.
l’amplitude des marées n’est pas à son point maximum et nous ne
pourrons espérer sortir qu’à l’heure précise de la marée haute.
La nuit tombée révèle un ciel étoilé somptueux rayé de la traînée
blanchâtre qu’est la voix lactée. Les premiers montés à bord parmi
la vingtaine de passagers et les membres d’équipage se sont installés
sur le toit de l’habitacle et le grand couvercle de la calle. Les
autres comme mon coéquipier et moi, nous installons tant bien que mal
allongés sur une natte végétale que nous sommes allés acheter au
marché. Placée sur les casiers, nous sentons un peu moins les goulots
des bouteilles ! La nuit passera et le capitaine ajournera le départ
jugé risqué par le tirant d’eau trop important.
Le lendemain l’amplitude de la marée est plus forte et à minuit le capitaine vient à bord de l’annexe, une petite pirogue à balancier. Nous appareillons. Les matelots poussent le boutre dans le chenal à l’aide de longues perches car il n’y a pas de moteur. Le clapotis de l’eau est entrecoupé par la voix d’un matelot qui crie la profondeur de l’avant où il la sonde sans cesse avec sa perche. La voix du capitaine lui répond en alternance. Il crie de ordres, dispute ses matelots : « vous n’avez pas vu que le chenal est plus à gauche ! » la trajectoire est rectifiée et nous sortons peu à peu de la passe. La barre des vagues est franchie sans heurts car la mer est calme. Des matelots détachent les lourdes voiles de coton et les hissent : tout d’abord le foc et la grand-voile arrière pour s’écarter des hauts-fonds proches. La Goélette vire ensuite lentement vers le sud poussée par un léger vent régulier d’Est. La deuxième grand-voile est hissée. Les vieilles poulies patinées de bois et de métal grincent. Les marins étarquent les cordages de nylon bon marché. Le bateau navigue un peu en crabe à cause de son gréement aurique et de son faible tirant d’eau. La trinquette et la misaine sont envoyées. Nous glissons à près de 10 km/heure dans la nuit totale. La pirogue à balancier servant d’annexe est hissée à bord, obligeant un déplacement périlleux de passagers sur le pont. Seul ma petite lampe frontale permet d’éclairer un peu la scène : je suis le seul à bord à disposer d’un éclairage électrique ! le capitaine navigue en regardant les étoiles sans le moindre instrument de navigation. Le silence peuplé du craquement des mats et du clapotis de l’eau berce les passagers qui s’endorment. Allongé sur notre natte, le sommeil hachuré par l’inconfort, j’ai l’impression de revivre quelques siècles en arrière, à l’heure où les conquistadores partaient à la découverte des Amériques, poussés par les alizés, suivant eux aussi cette tapisserie d’étoiles qui nous recouvre inchangée depuis l’aube des temps . Le vent léger est tiède à souhait, hormis les goulots des bouteilles qui semblent laisser leur marques rondes dans notre dos, nous avons l’impression de vivre un moment exceptionnel, de communier avec les étoiles, la mer, le vent, humant comme un parfum d’immortalité. |
Le jour se lève
distillant
sa palette de teintes changeantes, dévoilant un ciel bleu pur où le
soleil commence sa course majestueuse. Capitaine Tody se relaie à la
grosse barre franche avec son second Retongehany. 8 marins participent
aux manœuvres. Ils sont tous Vezo, le peuple de la mer. L’un
d’entre eux fait office de « cuisinier », il allume un feu
de bois au milieu d’un bac en bois surmonté d’un toit, empli de
sable. Au menu, une assiette de riz blanc sans sauce ni poisson, car
aucun poisson n’a été pêché ! Il n’y a guère de vagues et
le gros boutre ventru et lourd semble les hacher, si bien que nous
glissons à plat sur les flots sans donc éprouver le moindre mal de
mer.
Nous longeons la côte à quelques kilomètres seulement au large et nous en approchons peu à peu car Belo sur mer l’escale du jour approche. Nous manœuvrons pour entrer dans la rade où nous mouillons en fin de matinée. L’annexe est mise à l’eau et débarque les passagers en plusieurs rotations. Au terme d’une longue marche sur le sable, nous gagnons la case de Fred, un caméraman français installé ici. Il est le réalisateur d’un grand nombre de documentaires de mer dans l’océan indien. Il a entrepris de faire fabriquer ici son propre boutre, plus proche des goélettes originelles et donc bien meilleur voilier. Fama, son fongui (charpentier de marine) travaille patiemment à sa construction et toute la structure de bateau est là, étalée comme un jeu de construction composé d’énormes madriers. Il faudra dans le meilleur des cas un an et demi pour construire un boutre, parfois plus de 5 ans quand les finances ne suivent qu’à petite vitesse. Sa femme nous a préparé un délicieux plat de tortue marine. Une sieste s’impose ensuite pour que s’atténue la chaleur écrasante du milieu de journée. Je pars ensuite faire un large tour du bourg dans la douce lumière de la fin de journée. Les Vezos, peuple de la mer constituent la presque totalité des 1500 habitants du bourg qui comptent quelques boutiques, bars, et une école primaire. Bélo est le principal chantier naval de construction de boutres : il en sort environ 10 par an. Quelques autres petits chantiers en fabriquent quelques uns supplémentaires. Les plus petits mesurent 8 mètres, les plus grands 25 mètres. Celui sur lequel nous naviguons est long de 15 mètres, celui que Frèd construit, 18 mètres. En moyenne 50 arbres sont nécessaires pour en construire un. Ce sont des Nato, bois durs de forêts primaires de l’Ouest de Madagascar, d’une densité d’une tonne au mètre cube. Il est quasiment impossible de traiter le bois en profondeur pour le protéger du taret, un ver vivant dans les mangroves qui ronge les coques et réduit la longévité de ces bateaux. A Belo travaillent 5 familles de charpentiers de marine qui se transmettent les traditions de génération en génération. Le bourg est petit et pour éviter trop de consanguinité, ils partent chercher leur femme dans les villes côtières de Miantirano et Tuléar. |
Une vingtaine de boutres |
|
sont
en construction sous les cocotiers sur le sable de la plage. Laurent est
juché sur le sien qu’il est en passe de terminer. Il m’invite à
monter à bord où il réalise la fixation du gouvernail. C’est le 5
ème boutre qu’il réalise et il a appris aux cotés de son grand-père.
Il travaille seul et aura mis 4 ans à le réaliser car les finances de
l’armateur commanditaire manquaient. Sa trousse à outil se compose
d’une dizaine d’outils rudimentaires : scie, tourillon,
herminette …
Plus loin quelques charpentiers travaillent à la réfection de plusieurs boutres : plusieurs planches sont changées et l’étanchéité est refaite à l’aide d’étoupes de sisal enfoncée à coups de burins entre les planches. A coté deux marins chantent en s’accompagnant avec une petite guitare rudimentaire appelée cabosse. Des enfants Vezo grimpés sur un boutre au mouillage jouent en s’imaginant en mer. La nuit tombe, les étoiles peuplent le ciel peu à peu. Nous regagnons l’extrémité de la plage. Le bruit presque imperceptible des pagaies de la pirogue s’amplifie et nous la devinons s’approchant dans l’obscurité à notre rencontre. Nos sens en éveil, affinés par la nuit, hume la tiédeur nocturne, guettant l’apparition du boutres dans l’obscurité voilée d’étoiles. 23 heures , le navire appareille … De chaque coté de l’étrave le plancton phosphorescent scintille, clignote, illumine notre progression. Craquement du bois, hissement des voiles … la même magie que la veille nous séduit, qui atténue l’inconfort des goulots des bouteilles de bière. Au réveil, le vent a forci et le boutre file à vive allure avec une forte gîte. Le capitaine demande aux passagers de se placer sur le coté au vent du navire. Nous scrutons les vieux cordages nous interrogeant sur leur solidité. Le capitaine à la barre ne semble aucunement inquiet des ces conditions bien loin de celles de conditions cycloniques … La main d’œuvre coûtant moins cher que le matériel, et le fret rapportant trop peu, aucun investissement n’est effectué sur ces bateaux qui sont pour la plupart en très mauvais état et armé de la manière la plus rudimentaire qui soit. Chaque année une dizaine de bateaux disparaissent en mer sur les 200 qui naviguent. Ils transportent le sel des marais salants de Bélo (60% du sel consommé à Madagascar), le ciment et des matériaux de construction, toute sortes de denrées alimentaires produites dans les plaines arrosées des deltas de rivières … Chaque contrat de transport donne lieu à une répartition financière : Le plus fort pourcentage va à l’armateur qui prend en charge le coût de l’entretien et des réparations que les marins effectuent dans les escales. Le reste est réparti entre le capitaine qui prend en charge les repas, son second et les marins. Le soleil apparaît et monte lentement dardant ses rayons brûlants. Nous cherchons l’ombre des voiles. Le petit déjeuner, thé et riz blanc salé sans accompagnement comme la veille, est servi. Le vent faiblit peu à peu et nous nous traînons dans la chaleur écrasante à trois kilomètres par heure. La vitesse augmente peu à peu. Nous restons en permanence en vue de la côte. Les heures s’écoulent et au soleil couchant, nous mouillons dans la grande rade de Morombe. Nous prenons pied sur la terre ferme, titubant légèrement comme habitué aux mouvements de la mer. Le lendemain, nous descendons nos motos à terre sur une grande pirogue à balancier, car la piste pour gagner Tuléar est ouverte, nous a-t-on informé mais elle se révèlera dans un état infernal. ! Notre boutre n’appareillera que cette prochaine nuit. Sur le rivage des enfants Vézo jouent avec des maquettes de boutres. Ils apprennent à jouer avec le vent, orientant les voiles en sac plastique, se préparant déjà à assurer la relève de leurs ancêtres. Mais l’avenir laissera-t-il encore combien de temps survivre ce mode de transport si loin du développement économique actuel ? |